Quels savoirs pour une agriculture résiliente?
Le secteur agricole, responsable d’environ 14% des gaz à effet de serre en Suisse, se trouve parmi les premiers touchés par le changement climatique: stress hydrique estival des grandes cultures, perturbation des floraisons en arboriculture, inondation des sols, détérioration des conditions de travail pour les saisonniers agricoles, etc. Comme l’un de nous a eu l’occasion de l’observer dans un travail de master1>Diener, S. (2024). La période des vaches maigres – How Swiss farmers (are hindered to) use local environmental knowledge to adapt to climate change. Master thesis, Universiteit van Amsterdam., beaucoup d’agriculteur·rices évoquent leur peur croissante des effets du changement climatique et questionnent la capacité de la politique agricole à soutenir un système agroalimentaire résilient et adaptatif. Une partie de la réponse est à chercher dans les formes de savoirs qui sous-tendent les agroécosystèmes à l’échelle des fermes. Certaines études montrent que les systèmes agricoles deviendront d’autant plus résilients qu’ils reposeront sur une diversité de connaissances et de capacités des praticien·nes à expérimenter d’autres pratiques et partager ces savoirs acquis ou renouvelés.
Or, paradoxalement, on n’attend plus des métiers agricoles qu’ils génèrent de nouvelles expériences, connaissances et compétences en matière d’enjeux environnementaux. Les travaux d’historien·nes comme Christophe Bonneuil pour la sélection végétale, ou Céline Pessis pour la robotisation, illustrent la dépossession des savoirs agricoles au profit des savoirs experts. Le sociologue Jérémie Forney montre, quant à lui, que l’introduction du paradigme de la «multifonctionnalité de l’agriculture» se poursuit dans une logique similaire, en complexifiant le rôle des fermes, alors que le temps disponible de l’agriculteur·trice n’a pas changé. Ainsi, les agriculteur·trices disposent de moins de temps et de flexibilité pour expérimenter et développer des savoirs propres aux contextes pédoclimatiques de leurs fermes. Ces expérimentations sont pourtant essentielles et irremplaçables pour trouver des solutions locales ajustées, qu’il s’agisse de mettre en place de nouvelles cultures, d’adapter les plans de rotation, ou de prolonger la saison de l’alpage. Les changements d’orientation fréquents de la planification politique de l’agriculture et de son système de paiements directs contribuent à diminuer la perception d’autonomie des agriculteur·rices, exposés régulièrement à ces variations et les redoutant2>Notons que ces changements politiques suivent, à juste titre, les évolutions climatiques et écologiques extrêmement abruptes de ces dernières décennies..
En outre, les espaces d’échanges entre membres de la profession agricole ont disparu avec la centralisation et l’industrialisation des filières de transformation et de distribution. Autrefois, les éleveurs et les éleveuses se rencontraient deux fois par jour pour livrer leur lait – des occasions quotidiennes pour échanger des informations, partager des stratégies d’adaptation et s’inspirer d’autres modèles. Aujourd’hui, le camion de lait passe à intervalles réguliers dans chaque ferme. La rationalisation entraîne ainsi une diminution de la coopération, tandis que la pression économique incite à un climat de compétition et de concurrence. Ce sont donc les connaissances, et aussi les réseaux d’échanges, qui disparaissent et menacent les capacités d’adaptation de notre système agroalimentaire. Nous détournant d’une critique simpliste et homogène des responsabilités environnementales des agriculteur·rices, il nous semble plus urgent et plus porteur de construire des structures de soutien à l’adaptation du travail des professions agricoles qui prennent en compte les craintes et les dissonances identitaires occasionnées par ces changements rapides. A ce titre, des projets comme le RISC, expérimentant des adaptations climatiques en partenariat avec une quarantaine d’agriculteur·rices dans le canton de Vaud, méritent toute notre attention. Les politiques agricoles pourraient aussi intégrer un axe «expérimentations spontanées» soutenant par une valorisation financière des temps de réflexion, de (co)construction et de partage de savoirs agricoles adaptés. De telles structures se doivent de faire figurer les besoins des praticien·nes en prenant appui sur leurs savoirs et leurs lectures fines des enjeux complexes de l’agriculture.
Notes
Mathilde Vandaele est doctorante en sciences de l’environnement sur les questions agricoles.
Simon Diener est collaborateur scientifique, spécialiste de la résilience climatique de l’agriculture à la Haute école des sc. agronomiques, forestières et alimentaires (HAFL), Zollikofen (BE).